3

Innsbruck. Autriche.

 

Kerry traînait dans sa chambre, de son lit à son fauteuil. Elle allait à la salle de bain, se regardait dans la glace puis passait devant la fenêtre, soulevait le rideau, constatait que l’homme au feutre était toujours là.

Avec le temps, elle avait idéalisé dans son souvenir l’action secrète. Elle n’en avait conservé que les moments exaltants, l’excitation qui naît de la peur et de l’action. Ce qui se passait maintenant la ramenait à la réalité. La plupart du temps, les obstacles dressés devant les agents secrets ne le sont pas par des ennemis et pour des raisons nobles : ce sont plutôt de microscopiques entraves administratives, des querelles entre réseaux, des atermoiements de chefs, en concurrence les uns avec les autres. Presque à chaque fois que Kerry avait participé à des opérations, tout s’était terminé ainsi, par des contrordres frustrants, d’incompréhensibles reculades. Autrefois, la rivalité Est-Ouest fournissait des explications commodes. Il fallait ménager des susceptibilités politiques, laisser place au compromis, à la négociation, éviter toute escalade militaire. Mais maintenant la guerre froide était loin et Kerry comprenait que ces pratiques n’avaient rien à voir avec elle. C’étaient seulement les usages détestables d’une profession où les pleutres et les ratés commandent aux gens courageux. Seuls des maîtres en diplomatie et en lâcheté survivent dans ce milieu et Archie en était la quintessence.

Vers deux heures de l’après-midi, elle appela ses enfants à la maison. La petite Julia avait une nouvelle copine et son frère Dick commençait le base-ball. Rob était à San Francisco pour deux jours et elle discuta avec Sue, la baby-sitter.

En raccrochant, Kerry resta longtemps à rêver sur le lit en regardant les frises en stuc du plafond. Elle pensait à Paul, s’inquiétait pour lui, cherchait tous les moyens pour l’aider. En même temps, cette tendresse débordait sur tous ceux qu’elle aimait. Elle était là quand elle avait parlé avec ses enfants ; elle lui donnait envie d’entendre la voix de Rob. Kerry pensa qu’il y avait en elle une planète du sentiment, comme il y en avait « line de la peur, du mépris ou de la haine. Et sur cette planète aimée se dessinaient des continents différents, celui de Paul, celui de Rob, celui de Julia et de Dick, de ses amis, de ses parents, chacun avec ses reliefs, ses contours, ses golfes et ses isthmes qui les reliaient à d’autres. Mais le destin de cette planète était un et indivisible. Que l’un souffre et c’étaient tous les autres qui étaient secoués de convulsions.

Elle dut s’assoupir car elle mit un temps assez long à comprendre que le grelot qu’elle entendait était la sonnerie d’un téléphone. Archie, sans doute. Elle prit son temps. Puis, tout à coup, elle saisit que c’était le portable qu’elle avait acheté avec Paul qui sonnait. Or lui seul connaissait le numéro. L’appareil était dans la poche de son jean, jeté sur une chaise. Elle le sortit et le regarda clignoter pendant qu’il sonnait. Etait-ce Paul ou ses geôliers ?

Des hypothèses contradictoires lui passèrent par la tête en un instant. Elle décrocha et attendit :

— Kerry ?

C’était bien la voix de Paul.

La vigilance de Kerry ne diminuait pas pour autant. Pouvait-elle parler ? Appelait-il sous le contrôle de ceux qui le retenaient prisonnier ?

— Kerry, tu m’entends ?

— Oui.

— Écoute, je n’ai pas le temps de tout te raconter, mais j’ai eu un petit problème.

— Quoi ?

Elle restait encore sur ses gardes.

— J’ai appelé le contact de l’étudiant français. C’était une fille, qui m’a fixé un rendez-vous. Quand j’y suis allé, un groupe de gros bras m’est tombé dessus et m’a kidnappé.

Kerry sourit à ce malentendu : Paul ne lui annonçait pas qu’il était libre parce qu’il ignorait qu’elle était au courant de sa capture.

— Tu es libre ? coupa-t-elle.

Elle l’entendit rire à l’autre bout du téléphone.

— Ils n’étaient pas très professionnels. Comme ils voulaient me cuisiner avant de me remettre à la police, j’en ai profité pour leur fausser compagnie.

C’était stupide, mais Kerry avait envie de pleurer. Tout le continent de son cœur venait de s’illuminer après un long orage.

— Où est-ce qu’ils t’avaient emmené ?

— Au fin fond du Bronx. Quand j’ai réussi à me retrouver dehors, j’ai dû marcher deux heures en évitant les patrouilles de flics. J’aurais eu du mal à leur expliquer ce que je faisais là en pleine nuit.

— Ils t’avaient laissé ton portable ? demanda Kerry soudain suspicieuse.

— Non, je ne l’avais pas pris. Je suis repassé à mon hôtel et je l’ai récupéré avec ma carte de crédit et deux chemises.

— Où es-tu maintenant ?

— Sur un parking, dans une voiture que j’ai louée, à la sortie de New York, côté New Jersey.

Il avait l’humeur exaltée des hommes en cavale, aiguillonnés par le danger et la traque, maîtres encore de leurs mouvements, mais sans savoir pour combien de temps, et qui ressentent cette liberté comme une ivresse.

— On est sur la bonne voie, Kerry. Le contact que nous avait donné Jonathan, c’était bien quelqu’un du groupe de Harrow.

— Comment le sais-tu ?

Il lui raconta la fille au bout du fil, le rendez-vous à la SACN, le recoupement avec le message de Providence.

— On n’a jamais été aussi près du but, Kerry. Ils le sentent et ils ont peur. On les gêne. Sinon, ils n’auraient pas monté ce traquenard pour se débarrasser de moi.

Kerry imaginait l’aube sur le New Jersey, la cime des saules déjà verte et leur pied encore dans l’obscurité. Elle voyait Paul penché sur le volant, plus lutteur que jamais, la tête un peu baissée, avec ce sourire de défi qu’il prenait quand il devait se battre.

— Leur plan, c’était de me remettre au FBI en prétendant que j’étais en train de fouiner dans les locaux de la SACN. Pas mal trouvé, qu’est-ce que tu en penses ? Mais avant, ils voulaient m’interroger. D’après leurs questions, j’ai compris qu’ils savent à peu près tout de notre enquête : ma rencontre avec Rogulski, ma visite à la mère de Harrow, l’expédition chez Jonathan. Ils ont même l’air d’avoir compris qu’on a démêlé l’affaire du choléra. Ils sont vraiment très bien renseignés. Je pense qu’ils savent précisément qui nous sommes et pour qui nous travaillons.

— Alors, pourquoi voulaient-ils t’interroger ?

— J’ai l’impression qu’ils voulaient en savoir plus sur Providence. Ils cherchaient à me faire dire qui nous avait persuadés de continuer l’enquête, malgré l’ordre de la CIA de tout arrêter. Ils ne m’ont pas parlé d’Archie, mais je me suis demandé si ce n’était pas sur son compte qu’ils voulaient se renseigner.

— Comment as-tu fait pour leur échapper ?

— J’ai gagné du temps. Visiblement, ils ne disposaient que de quelques heures. Pour que leur plan fonctionne, il fallait qu’ils me ramènent à la SACN avant la réouverture des bureaux et qu’ils alertent la police. Je le savais et j’ai tenu bon pendant l’interrogatoire. Vers quatre heures du matin, ils ont arrêté les questions et ils m’ont préparé pour me rembarquer. Je suis resté seul pendant une demi-heure et j’en ai profité pour me libérer. Et j’ai disparu dans la nature.

Kerry essayait d’alerter Paul sur sa propre situation depuis le début de leur conversation, mais il était si volubile qu’il ne lui en laissait pas le temps.

— Maintenant que je leur ai échappé, ils vont sûrement accélérer leurs plans. Je suis persuadé qu’ils vont déclencher leur opération le plus vite possible. Il faut mettre les bouchées doubles sur l’enquête. Je vais essayer de retrouver la trace de cette Juliette par un autre moyen. Où en es-tu de ton côté ? Qu’est-ce que tu as appris chez Fritsch ?

— Je suis sûre qu’il y a une clef, là-bas. Beaucoup d’indices convergent vers un petit groupe de gens qui ont étudié autrefois autour de Fritsch. Mais…

— Génial. Tu as les noms ?

— Je sais où les trouver. Mais, je t’en prie…

— Vas-y. Fonce. Si tu as une piste, suis-la.

— Paul ! Calme-toi un instant et laisse-moi parler.

— Je t’écoute.

— Je suis bloquée à Innsbruck. Prisonnière, si tu veux, sauf que c’est dans mon hôtel. Il y a des gardes armés en bas dans la rue. Ils surveillent toutes les issues.

— Qui est-ce qui… ?

— Archie. Il m’a téléphoné hier soir. Il était au courant que tu allais être remis au FBI.

— Qui l’avait prévenu ?

— Il m’a dit que c’était la CIA.

— La CIA, mais comment pouvaient-ils savoir ?

— Ils ont quelqu’un dans le service de sécurité de la SACN.

— C’est ce qu’il t’a dit ? Archie t’a affirmé qu’ils avaient infiltré les vigiles de la SACN ?

— Oui.

Paul se tut. La ligne était assez mauvaise, pourtant Kerry l’entendait respirer bruyamment, comme un petit taureau prêt à charger.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Paul ?

— Ce qui ne va pas, c’est simplement que les gens qui m’ont enlevé n’étaient pas des membres du service de sécurité de la SACN.

— Tu en es sûr ?

— Il n’y a pas de vigiles sur place à cette heure-là à la SACN. Ils ne viennent que si on les appelle ou si l’alarme se déclenche. Le plan était de me faire entrer dans les bureaux par la porte du garage. Natacha, le contact de Jonathan, l’a ouverte avec son badge. Les types qui l’accompagnaient, d’après ce que j’ai compris, ne travaillent pas sur place. Elle avait dû les faire entrer avant et les cacher. Ils sont repartis aussi sec en voiture, avec moi dans le coffre. Je crois savoir que leur intention était de me ramener à la SACN vers six heures et demie du matin. Natacha aurait alors appelé le service de sécurité en prétendant qu’elle était venue travailler tôt, accompagnée par un ami, et qu’ils m’avaient trouvé en train de fouiller. Peu importe. L’essentiel, c’est que les vigiles n’avaient aucun moyen de savoir ce qui se passait pendant mon interrogatoire, puisqu’ils n’avaient pas encore été alertés.

— Tu veux dire que si la CIA a appris ta capture, c’est qu’elle a infiltré… le groupe de Harrow ?

— C’est une explication, en effet.

— Ce serait donc pour ça qu’ils ont demandé à Archie d’arrêter l’enquête ! Ils traquent déjà Harrow et ils n’ont pas envie qu’on vienne piétiner leurs plates-bandes.

Paul réfléchit un long moment.

— Cette hypothèse-là est la meilleure.

— Tu en vois une autre ?

— L’autre, énonça Paul pensivement, ce serait… que quelqu’un à la CIA cherche à protéger Harrow.

L’énormité de cette affirmation les tint silencieux pendant qu’ils en mesuraient les implications. Toute trace d’abattement avait maintenant disparu en Kerry. L’énergie de Paul s’était communiquée à elle. Elle déambulait, nue, dans la chambre, le téléphone à l’oreille.

— On n’a plus le choix, dit Paul. Il faut absolument continuer. On ne peut faire confiance à personne d’autre qu’à nous-mêmes pour empêcher ce qui se prépare.

— Donne-moi jusqu’à demain soir. J’en saurai plus sur ce noyau des élèves de Fritsch dont je t’ai parlé. C’est notre meilleure chance.

— Je croyais que tu étais bloquée dans ton hôtel.

— Tu oublies qu’on a suivi la même formation. Et que sur les techniques de survie en milieu hostile, j’ai eu de meilleures notes que toi.

— OK, fit Paul. Je te rappelle demain soir.

— Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ? Chercher la fille ?

— Oui, mais, dans l’immédiat, j’ai l’impression que l’urgence, c’est d’essayer de savoir ce qui se passe à Providence.

— Le premier qui débouche sur quelque chose demande à l’autre de le rejoindre. J’ai envie d’être avec toi, Paul. Très envie.

Le ballet des préliminaires était bien terminé et cette séparation était de trop. L’un et l’autre n’avaient qu’un désir : être ensemble, tout partager. Et ce manque leur donnait une immense énergie.

Quand Paul raccrocha, il faisait tout à fait jour. Il démarra dans un crissement de pneus et fit demi-tour, cap au sud, vers les côtes de Rhode Island.

 

Rhode Island. États-Unis.

 

Barney s’était marié tard. Il avait passé la quarantaine quand il avait épousé Salehwork, une Ethiopienne de quinze ans sa cadette. Il l’avait rencontrée au cours d’un séminaire de la Banque mondiale. Pendant cinq ans, après avoir quitté la CIA, il avait travaillé à Washington au service de Sécurité de l’institution financière internationale. C’était là qu’Archie était venu le recruter, au moment où il s’était lancé dans l’aventure de Providence.

Salehwork était une jeune économiste de la Banque spécialisée dans les questions d’ajustement structurel. Elle était arrivée aux Etats-Unis avec ses parents qui avaient fui la terreur rouge en Ethiopie après la révolution de 1974. Barney n’aurait pas su dire pourquoi, mais il se sentait plus en sécurité depuis qu’il l’avait épousée. C’était comme si cette union avait mis fin à une souffrance, à un mal-être lié au questionnement identitaire des Africains d’Amérique. Grâce à elle, il ne flottait plus entre des origines contradictoires : il avait pris racine dans une Afrique qui n’avait rien à voir avec la traite esclavagiste ni avec la colonisation, une Afrique vierge, impériale et fière, ancrée dans l’éternité.

Salehwork elle-même symbolisait dans toute sa personne l’indépendance hautaine de son Abyssinie natale. Barney aimait la voir vêtue de la toge blanche traditionnelle. Elle la portait chaque fois qu’elle se rendait à une cérémonie copte. Ce matin-là, il l’avait conduite à Rhode Island avec leurs deux filles âgées de huit et dix ans. Les enfants portaient le même costume de lin blanc finement brodé d’or. Barney les avait regardées s’éloigner avec attendrissement. Toutes les trois s’étaient retournées et avaient agité leurs mains en grimpant les marches de l’église orthodoxe, mêlées à la foule des fidèles. Par respect, peut-être aussi en raison d’une secrète culpabilité qui lui aurait fait craindre de les contaminer avec le dangereux virus du doute et du mal-être, Barney ne s’était pas converti. Il ne participait pas à ces cérémonies et se contentait de les y accompagner.

Comme chaque fois en pareille circonstance, il était encore tout ému quand il regagna sa voiture. Il s’était garé assez loin de l’église car elle était située au milieu d’une zone piétonne. Un vigile, avachi dans une guérite, surveillait vaguement la sortie du parking. Il regardait un film de kung-fu sur un petit lecteur de DVD portatif et ne répondit pas au salut de Barney. Celui-ci fit deux fois le tour des voitures en stationnement avant de retrouver sa Ford qu’il avait garée étourdiment en arrivant. Il monta à bord, tourna la clef de contact, dut s’y reprendre à trois fois pour faire démarrer cette vieille mécanique. Il sortit du parking et prit la direction de l’ouest. On avait beau être dimanche, il avait l’intention de passer à son bureau. Les nouveaux contrats qu’Archie avait rapportés de sa tournée en Extrême-Orient commençaient à produire leurs effets. Le département Opérations était surchargé de travail.

Barney mit la radio sur une station musicale. Il ouvrit la fenêtre car la climatisation de la voiture n’était plus très efficace et il aimait siffloter en regardant défiler le paysage de campagne. Il avait fait vingt miles depuis la sortie de Rhode Island quand il sentit une présence sur le siège derrière lui.

— Salut Barney.

Dans le rétroviseur s’encadrait le visage calme et souriant de Paul.

— Je suis obligé de te dire que je suis armé, reprit Paul. Et comme il vaut mieux qu’on évacue ce sujet tout de suite, j’aimerais que tu sortes ton 7.65 et que tu le poses sur le siège du passager.

Archie insistait pour que les agents de Providence ne portent pas d’armes, sauf en mission. Une exception était faite toutefois pour le directeur des opérations, en raison des risques de ses fonctions.

Barney s’exécuta et Paul récupéra le pistolet.

— À quoi tu joues, Paul ?

— Tu vas peut-être pouvoir me rassurer. Mais, pour l’instant, excuse-moi, je n’ai confiance en personne.

— Où veux-tu aller ?

— Sors de l’autoroute. On va s’arrêter au premier café qu’on trouvera. Il faut qu’on s’assoie et qu’on discute sérieusement.

Barney continua de rouler mais plus doucement. Il referma la vitre pour atténuer le bruit et pouvoir parler normalement.

— Tu as l’air fatigué, dit-il en jetant des coups d’œil dans le rétroviseur.

— Crevé. Je n’ai pas dormi de la nuit.

— Comment va la clinique ?

— Il y a une semaine que je ne les ai pas appelés. Cette saloperie de mission m’a complètement bouffé.

— Tu as eu des nouvelles de Kerry ?

Paul haussa les épaules.

— Tu dois savoir aussi bien que moi où elle se trouve ?

— Tu te trompes, Paul. Archie nous a tous débarqués de votre opération la semaine dernière et depuis, c’est le silence radio.

— C’est justement de ça que je veux te parler.

Ils avaient quitté la route principale et roulaient maintenant dans une campagne semée de maisons blanches, entourées de pelouses manucurées. Le premier village qu’ils traversèrent était désert. Tous les paroissiens devaient être enfermés au temple pour l’office. À la sortie du bourg, sur un petit parking, ils trouvèrent un marchand de hamburgers. Sa boutique était abritée dans un ancien conteneur posé sur des briques et découpé au chalumeau sur un côté. Trois ou quatre tables avec des parasols attendaient les consommateurs. Barney gara la voiture et ils s’installèrent à la place la plus éloignée du conteneur et de ses odeurs d’huile de friture. Un Latino jovial vint prendre la commande. Il parut un peu déçu qu’ils dédaignent ses hot-dogs et ne commandent que des Coca.

Le fait qu’ils se retrouvent maintenant face à face mit Paul mal à l’aise. Il avait honte d’avoir marqué une telle défiance à l’égard de Barney et de l’avoir abordé si brutalement.

— Il ne faut pas m’en vouloir, mon vieux. Je suis un homme traqué, pour le moment.

— Ça ne m’empêche pas de te dire que je suis ton ami. Je ne sais pas si tu peux me croire, mais j’attendais ta visite à un moment ou à un autre.

— Qu’est-ce qui te faisait penser que j’allais venir ?

— La manière dont les choses se sont passées à Providence. Tu sais, on est un certain nombre à ne pas avoir compris la décision d’Archie. D’un jour à l’autre, sans explication, arrêt de l’enquête. Kerry et Paul ne font plus partie de l’agence. Il faut cesser tout contact avec eux.

Barney passa sa grosse main à plat sur ses cheveux coupés ras, comme s’il venait de recevoir un coup sur la tête.

— Pourtant, pas mal de gens étaient sceptiques, au début, sur cette affaire, moi le premier. Mais depuis que vous vous y êtes mis, l’équipe a marché à fond derrière vous. On s’est mobilisés, on a reconstitué l’histoire du groupe de Harrow et on est tous absolument certains qu’il prépare un coup énorme, un défi planétaire.

Paul reconnut bien là l’effet de persuasion de Kerry qui avait réussi à fédérer l’équipe autour d’elle, pendant son séjour à Providence. Il sentit une légère morsure de jalousie. Seul, il ne serait certainement pas parvenu à les convaincre de cette manière.

— Moi, j’en ai fait une affaire presque personnelle, poursuivit Barney. Je suis certain, comme vous, que ces types vont s’attaquer aux pays du tiers-monde, aux plus pauvres, et que l’Afrique va trinquer en premier. C’est le nouveau nazisme, ces gars-là. Ils ne veulent plus supprimer des populations pour leur race, ni pour leurs opinions ou leurs croyances… Ils veulent les supprimer simplement parce qu’ils sont en trop. Cette idéologie-là, je l’attendais. Je la craignais depuis des années pour mon peuple, les Africains, qu’ils soient là-bas ou ici. À force de souffrir, on devient détestable, on gêne le progrès, on est une tache sur la société des riches. Et un jour, des gens viennent et déclarent que vous êtes en trop, que vous n’êtes pas dignes de vivre.

Des camions se croisaient sur la route, rendant des passages de cette confidence presque inaudibles. Mais Paul avait compris l’essentiel. Barney était viscéralement à son côté. Il avait frappé à la bonne porte en s’adressant à lui.

— Écoute, dit-il, il faut que nous sachions ce qui se passe autour d’Archie. Pourquoi a-t-il brusquement changé d’idée au sujet de cette enquête ? Qu’est-ce qui l’a décidé à nous débarquer ? Est-ce vraiment la CIA qui le lui a demandé ? Et si c’est le cas, qui, à la Compagnie, a pris cette responsabilité ?

Barney réfléchit en buvant une longue gorgée de Coca. Il avait plus que jamais la mine grave, mais son verre, haut et étroit, était décoré d’un grand Mickey jovial.

— J’ai vérifié quelque chose, après la décision d’Archie, dit-il. Discrètement, grâce aux contacts que j’ai gardés à la Compagnie, je me suis renseigné pour savoir s’ils avaient effectivement pris votre relève sur cette affaire.

— Et alors ?

— À ma connaissance, personne à Langley n’a été chargé d’une enquête sur Harrow.

— Tu veux dire qu’ils nous ont virés sans mettre personne à notre place.

— Personne. Un véritable enterrement. Dossier classé.

Ils se regardaient intensément et chacun pouvait voir l’autre réfléchir à toute allure.

— Ça confirme exactement ce que je pense, dit Paul. Quelqu’un à la CIA protège Harrow.

Il raconta à Barney l’épisode de la SACN et le rôle ambigu joué par un correspondant de la Compagnie auprès d’Archie à cette occasion.

— Sais-tu avec qui exactement Archie est en relation là-bas ?

— Non. Il est très hermétique dans ses contacts. La vieille habitude du cloisonnement. Hiérarchiquement, Archie doit être branché très haut, au niveau de la direction de la boîte.

— Sûrement pas avec le directeur général. Il change tout le temps. En plus, c’est un politique et il ne prendrait jamais seul des initiatives opérationnelles.

— Archie m’a souvent parlé de Marcus Brown, le directeur adjoint… Malheureusement, il paraît que c’est un mystère, ce type. Personne n’a jamais affaire à lui directement.

— J’ai entendu ça, moi aussi. Si tu veux, je peux essayer de vérifier. Je vais aussi me rancarder sur les autres hommes forts de la direction.

— Tu ferais ça ?

— Bien sûr.

C’était le point essentiel qui préoccupait Paul : Barney acceptait de les aider. Peu importait pour l’instant les résultats. Déjà, ils n’étaient plus seuls. Paul tendit la main par-dessus la petite table et lui serra le coude.

— Merci !

Barney hocha la tête sans sourire. Il avait l’expression déterminée de celui qui agit en fonction de sa propre conviction et ne mérite le remerciement de personne.

— Comment ça se passe dans ton équipe ? Tu penses que certains de tes gusses accepteraient encore de nous aider ?

— Tous. Tycen, Tara, Kevin, même Alexander, tous sont avec vous. Je réponds d’eux. Quand tu as des demandes qui les concernent, fais-les moi passer. Il faut seulement rester discret.

— À cause d’Archie ?

— De Lawrence, surtout. Quand Archie vous a débarqués, Lawrence a pavoisé. C’était un point marqué contre moi. Il faut l’entendre ironiser sur notre traque des souris de laboratoire, etc. Grâce à cette histoire, il s’est fait quelques alliés nouveaux, les obscurs, les jaloux, les planqués qui n’ont jamais supporté qu’Archie me fasse confiance. Mais ça ne va pas très loin, heureusement.

Le patron du bar rôdait autour d’eux depuis un moment. Il n’avait pas renoncé à leur vendre des hamburgers. Il était temps de prendre la fuite.

— Je suis sûr qu’Archie a dû charger Lawrence de vous retrouver coûte que coûte, conclut Barney. Ce sont probablement des hommes à lui qui retiennent Kerry prisonnière en Autriche.

— J’aurai besoin de ton aide d’ici peu sur un point précis. Kerry devrait me faire passer bientôt une liste de gens qu’il faudrait retrouver et profiler. Des noms qu’elle est en train de se procurer en Autriche. Ce ne sera pas très simple, je crois : les renseignements dont elle peut disposer remontent aux années soixante.

— Envoie toujours. Je vais te donner un contact pour me joindre discrètement. Tu pourras m’adresser ce que tu veux, sans que les sbires de Lawrence voient rien.

Il inscrivit sur un bout de papier un numéro de téléphone mobile et un code de courriel.

— Dernière chose, dit Paul. Tu te souviens de cette Française qui aurait été impliquée dans le casse de Wroclaw ? La fille que nous avait indiquée l’inspecteur de la DST ?

— Très bien.

— Je me suis fait prendre à New York en la cherchant.

— C’est bizarre, mais quand tu m’as dit que l’étudiant vous avait donné un contact, j’ai tout de suite pensé à un piège.

— Moi aussi. Mais je n’avais pas le choix. Cette fille, il faut à tout prix arriver à mettre la main dessus. Est-ce que tu pourrais récupérer des éléments sur elle en France, vérifier les listes de passagers des compagnies aériennes, retrouver les numéros appelés de son mobile et localiser ses déplacements… N’importe quoi pourvu que je puisse redémarrer la traque.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Ils étaient debout, au milieu de ce sordide décor de bord de route, et se serraient chaleureusement la main sous l’œil attendri du serveur mexicain. Il aurait été bien étonné d’apprendre qu’à leur arrivée l’un tenait l’autre sous la menace de son revolver.

— Merci, Barney.

— Je te raccompagne ?

— Pour l’instant, tu sais, ma maison, c’est ma voiture. Je l’ai laissée à la sortie Ouest de Newport.

— Je vais te déposer. Tu vas mettre des lunettes et un bob. Il vaut mieux que personne ne nous voie ensemble dans ces parages.

Le Parfum D'Adam
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